Renvoyée jusque dans les années 2000 à une marotte des « droites extrêmes » et aux souvenirs de l’Affaire Dreyfus (1894-1906) ou de l’État Français (1940-1944), l’étude académique des « théories du complot », en dépit de quelques travaux pionniers, a longtemps constitué un angle mort pour les sciences sociales francophones alors que l’étude des « conspiracy theories » s’était largement développée dans le monde académique anglo-saxon depuis la fin de la seconde Guerre Mondiale.
Cependant, depuis les années 2000 et l’intérêt suscité par les attentats du 11 septembre 2001, cette thématique a su s’imposer et donner naissance à une production pluridisciplinaire d’ampleur, aux approches diverses et la qualification, l’étiquette, voire le mot-valise, de « théories du complot » a dans le même temps été l’objet d’un processus de « naturalisation » à la fois académique, médiatique et politique. En effet, tout se passe comme si cette catégorie, et ses « effets vagues », faisait immédiatement sens au point qu’il serait inutile et vain d’en interroger les significations, les présupposés, les conditions sociales d’émergence et de production, les usages et les effets qu’elle profit/induit sur les acteurs sociaux.
Plusieurs études scientifiques, productions journalistiques et discours politiques qui, dans certains cas, sont marqués par une approche passionnelle ou militante et pas toujours exempte de présupposés idéologiques, tendent ainsi à regrouper sous la dénomination de « théories du complot » des croyances, des représentations, des pratiques ou des discours critiques, marginaux ou radicaux qui, même s’ils peuvent présenter des liens, méritent d’être distingués et interrogés.
Aussi, la conspiration comme système idéologique et représentation symbolique, la peur provoquée par des complots fictifs, imaginaires ou impossibles à démontrer au même titre que l’hypothèse de l’existence de complots derrière divers événements historiques, les dénonciations de certains groupes d’influence ou think-tanks, les expressions de diverses croyances alternatives, les phénomènes de rumeurs, les fausses informations, les « extrémismes » politiques et religieux, voire certaines approches en sciences humaines et sociales, forment un ensemble hétéroclite dans bien des cas convoqués sans distinction lorsqu’il s’agit d’évoquer les « théories du complot ». Un exemple emblématique de cet usage « fourre-tout » de la catégorie « théorie(s) du complot » nous est fourni par un sondage, dont la méthodologie fut vivement critiquée à bon droit, qui plaçait sur le même plan les « explications alternatives » de l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy, l'adhésion à des préjugés racistes, la croyance en une Terre plate ou encore la consultation régulière de l'horoscope.
Aussi, plus que les « théories du complot » en tant que telles, ce colloque entend interroger dans une perspective critique, d'une part, les discours et les usages de cette labellisation infamante et (dis)qualifiante mis en œuvre par des chercheurs issus de différentes disciplines des sciences humaines et sociales et, d'autre part, les interactions entre ces approches académiques divergentes et les champs médiatique et politique au travers du développement d'un militantisme « anti-complotiste » dont il s'agira de comprendre les conditions sociales d'émergence et les formes de mobilisations.